Intervention de Mgr Francesco Follo

Redonner un rôle à la philosophie en éthique à l’UNESCO : Mgr Francesco Follo à la 170e session du Conseil Exécutif de l’UNESCO

Maison de l’UNESCO, le 8 octobre 2004

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Dans un discours donné lors de la 170e session du Conseil Exécutif de l’UNESCO, Mgr Francesco Follo soutient combien il est important d’introduire la réflexion philosophique en éthique à l’UNESCO. Voici le discours officiel ainsi que son argumentation détaillée :

Quand la philosophie peut avoir une vertu pour l’éthique

I. Pour un nouveau programme de réflexion en éthique fondamentale

« En se voulant la conscience des Nations Unies, l’UNESCO se donnait pour mission d’encourager toute pensée au service du respect de la dignité humaine et de la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Or, dans un monde en profonde transformation où la mondialisation introduit partout le pluralisme des références et avec lui une relativisation sans précédent des traditions, il devient urgent de se donner des repères éthiques car tous les possibles ne sont pas désirables et compatibles avec les impératifs de justice, d’égalité et de solidarité véhiculés par la règle des droits de l’homme. Les traditions ne représentent plus une réserve de savoirs-faire dans laquelle il suffirait de puiser pour savoir comment bien vivre et respecter la dignité de tout être humain. Avec le monde pluraliste et fragmenté de la mondialisation, chacun est renvoyé à sa conscience et le bien risque d’être un bien subjectif et singulier. Aucun comportement éthique déterminé ne peut aujourd’hui réclamer l’assurance de l’évidence et de l’universalité. Cela permet de comprendre le succès des fondamentalismes et des intégrismes de toutes sortes qui, par l’imposition violente d’un principe d’autorité indiscutable, tentent de refouler la généralisation du pluralisme.

Dans un tel contexte, ce n’est donc pas un hasard si, au seuil du XXIe siècle, l’UNESCO a voulu se doter d’une mission éthique. Si l’on veut défendre la dignité de la personne humaine, il faut pouvoir en rendre raison et de manière universelle. Nous ne pouvons que nous féliciter de voir que l’éthique des sciences et de la technologie, comprenant le Programme de Bioéthique et la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies, ait été initiée par l’UNESCO. Nous ne pouvons qu’encourager l’élargissement de la réflexion éthique de l’UNESCO qui ne saurait se limiter à l’impact des développements scientifiques et technologiques. Nous souhaitons même voir l’UNESCO aller plus loin et ne pas se contenter d’une réflexion éthique sectorielle et appliquée (bioéthique, problèmes de l’eau et de l’environnement, développement durable, etc...).

En effet, si l’on peut louer la préoccupation d’encadrer éthiquement le progrès technolo­gique et scientifique et de nourrir le forum intellectuel mondial par des références normatives articulées à la défense de la dignité humaine, il nous faut réfléchir très fondamentalement au type d’éthique appliquée et procédurale que promeut la réflexion de L’UNESCO. Car l’éthique mise en œuvre par les programmes de l’UNESCO appartient à cette seule référence. Le danger principal que nous entrevoyons dans cette manière de désigner les normes, c’est de manquer la véritable universalisation des conduites seule capable de désigner ce qui est effectivement humanisant pour toute l’humanité. Voilà pourquoi, nous appelons de tous nos vœux un nouveau type de réflexion éthique qui soit au fondement des éthiques sectorielles développées ces dernières années et qui permettrait de « favoriser l’universalité et l’effectivité des normes » comme le souhaitait le programme interdisciplinaire sur l’éthique de l’économie de l’UNESCO réuni à Fribourg en novembre 2003 (SHS-2003/Conf.608/2, p. 12).

II. La tentation d’en rester à une éthique sectorielle appliquée

Pourtant nous sommes tentés de nous limiter à une éthique sectorielle appliquée pour au moins trois raisons.

Premièrement par ce que nous appartenons à un monde pluriel incapable d’envisager un fondement philosophique et métaphysique commun aux normes que nous pouvons cependant adopter ensemble. Nous n’avons pas de philosophie commune et nous assistons à une crise des fondements de l’éthique. Les normes peuvent être légitimées de façon plurielle et il n’est même plus évident de leur trouver un fondement philosophique. À ce titre, l’UNESCO est héritière de la formulation de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. La Déclaration n’explicite plus aucun fondement métaphysique, alors que les Déclarations du XVIIIe siècle reconnaissaient encore le droit naturel comme légitimation du « non arbitraire » des droits exprimés. En 1948, l’obligation éthique de respecter la personne est à la mesure de ce dont il est fait mémoire : l’expérience historique d’un régime de mort et de barbarie qui correspond au déni de la dignité de tout être humain. C’est par la médiation de l’expérience négative de la Shoah et de sa mémoire que l’humanité entend fonder les droits de l’homme sur la « foi » en la dignité de la personne humaine. S’ouvrait là un moyen d’attester l’humain dans son universalité sans se référer à un fondement transcendant. La reconnaissance universelle des droits de l’homme se fait alors indirectement par l’expérience même de leur déni au cœur de la barbarie, du génocide et de la terreur. Il s’agit là d’un jugement moral de la sagesse pratique qui, sur fond d’horreur historique, discerne les chemins qui conduisent à la vie et ceux qui conduisent à la mort. Mais notons que sans la mémoire historique de l’horreur, cette réflexion de sagesse et ce discernement éthique se trouverait tout autant fragilisée qu’en l’absence de philosophie commune. Une histoire révisionniste pourrait faire oublier la norme du respect de la dignité.

Deuxièmement, nous sommes tentés d’en rester à une éthique sectorielle appliquée parce que les problèmes éthiques qui nous obligent à nous situer sont, la plupart du temps, nés des développements scientifiques et technologiques qui nous privent d’une sagesse acquise dans nos traditions. Nous le savons, la grande difficulté des situations rencontrées en éthique appliquée née des progrès techniques et scientifiques, c’est leur indétermination éthique. Quand je parle d’indétermination, je veux dire qu’il n’y a pas de catégorisation habituelle pour juger de la situation. On se sent dans l’incapacité d’en dire le sens tant la situation est nouvelle et sans repères antérieurs. Je pense par exemple pour la bioéthique aux comas dépassés. La personne est aux yeux de la médecine biologiquement vivante et pourtant sans aucune communication consciente et apparente avec l’extérieur. Le cas américain de Karen Quinlan a défrayé la chronique. On ne savait plus ce qui était humanisant de faire pour ce corps comateux. Et pourtant dans ces cas, où aucune norme éprouvée par nos traditions éthiques n’est connue, il faut pouvoir agir, et agir éthiquement, c’est-à-dire lever l’indétermination en faveur de la qualification ultime de l’existence. Seuls les scientifiques et experts semblent habilités à décrire, comprendre, expliquer et résoudre ces cas. Le danger est alors de tomber dans une différenciation des morales sectorielles qui produit une fragmentation de la vie humaine. Il n’est pas rare de voir le même homme adopter des morales différentes selon les rôles qu’il est appelé à jouer. Et plus il y a de rôles à jouer dans notre société contemporaine, plus le sujet risque d’être clivé, de faire coïncider son « soi » avec son rôle et ainsi de se perdre dans une pluralité d’éthiques. Alors qu’il va vouloir privilégier le respect de la personne à tout prix dans sa morale individuelle, il ne verra pas, dans le cadre de licenciements, d’autre moyen pour être cohérent avec les règles du jeu du libéralisme économique que de mettre en jeu une éthique utilitariste qui sacrifie les hommes au profit du plus grand bien pour le plus grand nombre. Dans le meilleur des cas, le travail d’articulation du sens que le sujet opère pour garder une option fondamentale de vie le fait vivre dans des tensions continuelles.

Nous sommes enfin troisièmement tentés d’en rester à une éthique sectorielle, parce que les développements de ces nouvelles éthiques appliquées se sont autonomisés par rapport à une réflexion philosophique osant fonder l’universalité des normes. L’exemple de la bioéthique en Occident est exemplaire. Elle s’est constituée en grande partie sous l’impulsion de l’éthique théologique catholique ou protestante mais finalement en se comprenant comme « éthique séculière » susceptible d’offrir un cadre de référence pour le débat public, elle s’est de fait élaborée en réaction à l’égard de ces traditions. Le théologien est devenu « éthicien » et la question de l’articulation entre éthique séculière et éthique religieuse a été renvoyée aux convictions privées. Dans cette situation nouvelle, la méthode la plus fréquemment employée pour lever l’indétermination de la situation, consiste à remplacer l’interprétation classique défaillante par la discussion rationnelle afin de parvenir à un consensus. Du point de vue méthodologique, cette éthique appliquée procédurale, destinée à résoudre un cas spécifique, ne considère que la dimension communautaire de la décision morale. Elle abandonne aux convictions personnelles les critères de bien et de mal qui ne font pas consensus au plan social. Toute référence aux concepts de vérité ou d’absolu sont prohibés de l’échange tolérant. Un vote final constitue une convention relative et une norme provisoire qui n’exprime plus une exigence du bien absolument parlant, mais ce qui est « juste » pour la société à ce moment précis de son histoire. En fait, en renvoyant les exigences primordiales du bien et du mal du côté des convictions personnelles, la société s’érige en fondement ultime des valeurs morales et n’arrive plus à dire un universel valable pour tous. Finalement, nous aurions le sens du bien de notre culture occidentale du XXIe siècle et les systèmes normatifs particuliers de chaque culture, fruits de la créativité humaine, n’auraient aucune commune mesure. On retrouve ici le perspectivisme éthique.

Finalement, le point faible de cette multiplication des morales sectorielles, c’est de réduire les problèmes moraux à des questions purement éthico-techniques et d’oublier la question de la configuration de la vie. Une simple éthique sectorielle appliquée risque de renouveler l’erreur d’une casuistique limitée à découvrir la loi qui vaut et s’applique aux cas singuliers et individuels sans pour autant lier cette loi à la vérité d’une humanisation et de son respect.

III. Pourquoi il nous faut revenir à une éthique fondamentale

Il est donc important, si l’UNESCO veut pouvoir favoriser l’universalité et l’effectivité des normes éthiques comme le stipule le document sur l’éthique de l’économie finalisé à la lumière des débats tenus à Fribourg en novembre 2003, d’oser engager une réflexion plus fondamentale sur l’exigence universelle du respect de l’être humain. Seule une éthique philosophique fondamentale devrait nous y conduire. Mais pour cela il faut accepter de redonner un rôle à la philosophie dans nos programmes éthiques.

La première raison pour introduire la réflexion philosophique en éthique est que la philosophie comme discours sur le réel et le sens est l’agent médiateur du dialogue qui peut se nouer entre science et éthique. A première vue, et parce que depuis longtemps il n’y a plus de philosophie unique, il semble qu’il n’y ait aucune raison d’introduire ce troisième terme dans le contexte du dialogue science-éthique. Mais avons-nous assez songé que pour qu’une compréhension mutuelle existe entre ces deux champs de réflexion hétérogènes, il faut qu’existe un lieu intermédiaire qui pourrait être un champ de références partagées ? En étudiant l’intelligibilité de la structure du réel en totalité, en découvrant comment l’expérience est structurée et comment le champ général du sens est constitué, la philosophie constitue le champ médiateur entre science et éthique et leur fournit des concepts et des modèles pour une intelligibilité du monde.

La deuxième raison pour introduire la réflexion philosophique en éthique est de pouvoir débattre de la validité de la norme et de son universalité. C’est la philosophie qui permet de clarifier ce qui est en jeu dans la question de la validité des modèles, théories utilisées par la science et l’éthique. Elle aide l’une et l’autre à reconnaître plus adéquatement comment leurs projets respectifs rencontrent le problème de la vérité. Or, la marque de la vérité de l’humain, même si elle résulte d’une prise de conscience historique, ne saurait être relativisée. Que tout puisse être vrai ou faux selon les circonstances détruit toute possibilité d’affirmer le vrai et le bien avec certitude. Pensons au débat concernant les pratiques d’euthanasie et de soins palliatifs qui prétendent, chacune à leur façon, respecter la valeur du respect de la dignité de la personne souffrante en fin de vie. Tous revendiquent le respect de la même valeur. Chacun la fonde selon ses choix philosophi­ques. Mais finalement, en fondant deux normes d’action sur la même valeur, ce sont des anthropologies qui s’affrontent sous l’accord tacite d’une même valeur. Aussi, la crise de la normativité éthique est à chercher en amont dans les présupposés philosophiques et anthropologiques rarement explicités. Si l’éthique ne veut pas devenir positiviste, elle ne peut donc pas se passer d’une base de réflexion, de la voie d’accès au sens et à la vérité qu’est la philosophie.

La troisième raison pour introduire la philosophie en éthique est que cette réflexion de sagesse sur la totalité du champ de l’expérience devrait aider à articuler l’éthique au patrimoine culturel et religieux des diverses communautés humaines. Le concept de sens si précieux pour déclarer la validité d’une conduite éthique est d’une importance stratégique en philosophie dans l’analyse de l’existence humaine. Le sens désigne cet horizon à partir duquel le langage, l’action, la pensée, le vouloir et l’affectivité deviennent compréhensibles. La philosophie peut alors contribuer à spécifier les contributions respectives à la vie du sens que représentent les sciences et les diverses formes du croire religieux. La question qui peut leur être posée est la suivante : quelle clarté particulière est projetée sur la réalité de l’existence ? Car comme l’a souligné le philosophe belge Marc Maesschalck [1], une des ambiguïtés de l’éthique procédurale postmoderne, est d’éviter précisément « ce débat sur la transformation des contextes de fondations des valeurs » mettant ainsi hors jeu le processus historique et communautaire de formation des valeurs et de la libre raison publique dans notre espace démocratique. Des sociétés différentes produisent des projets de vie différents, des visions de vie bonne dissemblables, des types de caractères représentatifs divergents et des vertus distinctes. D’où l’importance de se reposer la question philosophique de la formation concrète d’un « nous » capable de porter les garanties du respect de chacun. La solution semble bien celle de l’éducation du cœur à partir de ce qui « vaut en soi » d’être goûté et transmis pour que la promesse de vie qui se transmet à travers le simple fait d’être mis au monde puisse se réaliser. Parce qu’elle est ouverture à un avenir authentique, la promesse d’existence comporte en-elle même, une force d’obligation celle de ne pas faire obstacle à ce que peut et doit devenir cette promesse de vie et d’humanisation pour chacun.

Mais qui nous dira, me direz-vous, dans la crise fondationnelle de l’éthique pluraliste contemporaine « ce qui vaut en soi » ? Suffit-il de se référer aux convictions et valeurs éprouvées historiquement par une culture, au « noyau dur des droits de l’homme pour nos sociétés occidentales ? Suffit-il pour fonder ce noyau dur de se référer à une généalogie historique des protestations en faveur de la liberté et de la dignité humaine ? Aucun sage, comme l’a souligné le théologien protestant Eric Fuchs [2] ne peut fonder sur de simples faits de vie historiques que la vérité et le bonheur, la justice et la liberté, la vie et l’avenir soient possibles. Trop d’échecs et d’épreuves viennent faire constater le contraire. Pourtant, c’est ce que l’on peut « croire » et fonder en vertu d’une promesse d’existence. Car d’où peut venir cette confiance, sinon de cette promesse existentielle fondamentale signifiée dès la naissance par l’entrée de tout être humain dans une communauté de parole qui l’invite à vivre et à croire qu’un avenir lui est ouvert ?

Or, cette vérité de la précédence d’une promesse qui peut être lue anthropologiquement appartient aussi à notre tradition théologique qui ne cesse de lier la question de l’homme à l’affirmation de l’amour prévenant de Dieu. Cette promesse de vie pour chacun et tous n’a son sens véritable que si ce n’est pas nous qui l’avons inventée. La Révélation nous livre cette idée-force que l’humanité, dans toute sa diversité et ses infirmités morales, n’en n’est pas moins dotée d’une dignité inaliénable. Pourtant cette vérité que nous proclamons comme faisant partie de notre foi, n’est pas notre exclusivité ni en tant qu’idée, ni en tant qu’expérience. Nous ne devrions pas craindre alors d’entrer en dialogue philosophique avec de telles traditions au service du respect universel de la dignité de la personne humaine. »

[1Marc MAESSCHALK, « Le débat théologique autour du procéduralisme en éthique », Revue d’éthique et de théologie morale « Le Supplément », n° 213, juin 2000, p. 165.
On peut aussi se réferer à son ouvrage Pour une éthique des convictions. Religion et rationalisation du monde vécu, Bruxelles Facultés universitaires Saint Louis, 1994.

[2Eric FUCHS et Pierre-André STUCKI, Au nom de l’Autre. Essai sur le fondement des droits (le l’homme, Genève : Labor et Fides, 1985, en particulier p. 101-124.