Intervention de Mgr André-Jacques Fougerat, chef de délégation, durant le débat de politique générale

L’homme est destiné au bonheur : Mgr André-Jacques Fougerat à la 18e session de la Conférence Générale de l’UNESCO

Maison de l’UNESCO, 28 octobre 1974

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Madame la présidente, la délégation du Saint-Siège vous remercie de lui avoir donné la parole et est heureuse de joindre ses félicitation à toutes celles qui vous ont été adressées au sujet de votre élection et qui constituent un légitime hommage rendu à votre valeur et à l’autorité avec laquelle vous présidez nos débats.

Mesdames, messieurs les délégués, notre délégation a étudié avec l’intérêt le plus vif et l’attention la plus ouverte les documents très riches –dont le 18 C/4– qui sont proposés à notre réflexion et qui ont été magistralement commentés par M. René Maheu. Celui-ci arrive aujourd’hui au terme d’un mandat de douze ans au cours duquel il a été à l’origine d’initiatives et de réalisations qui permettent pour l’avenir tant d’espoirs que nous ne savons comment lui exprimer toute la gratitude que nous éprouvons à son égard. Sans méconnaître l’importance du programme et du budget proposés pour les années 1975 et 1976 (18 C/5), notre délégation s’est surtout intéressée aux perspectives d’avenir décrites dans le document 18 C/4.

À propos des quatre zones de problèmes qui ont été définies dans le 18 C/4, je voudrais formuler quelques réflexions fondamentales dont l’UNESCO devrait, à notre avis, s’inspirer pour orienter son action.

Droits de l’homme

Premier thème de réflexion : le respect des droits de l’homme, condition de la justice et de la paix.

Il nous est dit dans le document 18 C/4 que le respect des droits de l’homme constitue l’un des idéaux en fonction desquels s’est édifiée l’UNESCO et que les récentes évolutions du monde n’ont fait qu’accroître la valeur et l’urgence de cet idéal. Nous adhérons aisément à cette façon de voir et de juger. Il nous semble cependant que l’on n’a pas défini de façon suffisamment rigoureuse ce qu’il faut entendre par ce « respect des droits de l’homme » dont dépendent la justice et la paix. Pour notre part, nous donnons au mot « respect » un signification qui va bien au-delà des notions d’estime ou de tolérance mutuelle. Il s’agit, à nos yeux, d’une affirmation positive de l’existence de ces droits, d’un engagement total à ne pas les enfreindre, d’un effort pour les promouvoir et les étendre. Plus on affirme la valeur et la noblesse des droits de l’homme, plus on rend évidente l’obligation morale qui incombe à chacun de les respecter.

Plusieurs distingués délégués ont, au cours de leurs interventions, fait mention de cette « obligation morale ». Il s’agit cependant là d’une notion qui n’est pas souvent évoquée qu’avec hésitation et qui, comme le mot « devoir », suscite chez beaucoup une répugnance –consciente ou inconsciente– qui paraît, à vrai dire, surprenante. Peut-être cela s’explique-t-il par un moralisme éducatif trop abstrait. On ne saurait cependant échapper au « devoirs » qu’impose la nécessité d’assurer la vie communautaire et sociale des hommes, de ces hommes dont on ne cesse d’affirmer solennellement les droits.

Ainsi se pose l’inéluctable question : au nom de quoi dois-je, toujours et partout, respecter la dignité de la personne humaine ? Même si certains se disent incapables de répondre à cette question, tandis que d’autres lui apportent des réponses qui ne sont pas toujours les mêmes, l’affirmation de l’existence de « devoirs » est nécessaire à une action efficacement coordonnée en faveur des « droits ». cette corrélation des devoirs et des droits n’a pas, à notre avis, été suffisamment soulignée.

La délégation du Saint-Siège souhaite naturellement, fidèle en cela à ses convictions et à son idéal, participer à l’effort commun en faveur des droits de l’homme. On sait combien elle est favorable à la promotion universelle de la dignité humaine et à l’avénement de la justice et de la paix. Mais elle demeure persuadée que, pour diffuser et faire triompher parmi les hommes l’idée d’une intégrale justice pour tous les hommes, il est indispensable de faire preuve d’une autorité morale qui ne saurait s’affirmer qu’au nom de quelque chose qui dépasse et transcende l’homme. Pour nous, cet absolu à sa source en Dieu. Dire, ce n’est pas s’écarter de l’idéal commun. C’est au contraire le vivifier et le renforcer.

Ajouterai-je que ce culte de la justice qui fait partie du patrimoine chrétien s’insère dans une adhésion une plus haute réalité morale et spirituelle ? Je veux dire l’amour, la charité et la fraternité. L’accomplissement de la justice est un des premiers devoirs de l’amour, qui ne serait sans cela qu’une hypocrisie ; cela place l’exercice rigoureux de la justice dans une atmosphère d’équité et d’attentive chaleur humaine, cela confère aussi au respect de la personne une qualité de fraternité spirituelle fondamentale, héritage de Celui qui a dit :

Aimez-vous les uns les autres. (Jn 13,34)

Vivre de cet idéal ne diminue en rien, au contraire, notre communion d’esprit et de cœur à l’estime et à la réalisation, avec tous, du bien commun de l’humanité.

Progrès des sciences

C’est d’ailleurs cela qui nous rend si attentifs et si favorables à tout ce qui peut faciliter chez tous les peuples cet « avancement de la connaissance » dont nous voulons faire notre deuxième thème de réflexion.

Le document 18 C/4 affirme :

L’homme considère de plus en plus l’approfondissement de la science sur lui-même et sur l’univers comme nécessaire à l’amélioration de son bien-être individuel et collectif.

Et il dit d’autre part :

La solution de tous les problèmes, quels qu’ils soient, passe nécessairement par le progrès objectif de la connaissance.

La science a sa grandeur et sa noblesse indépendamment de ses applications concrètes bienfaisantes. Et lorsqu’elle donne naissance à des techniques favorables au bien-être de l’humanité, elle ajoute un bienfait social irremplaçable à sa mission première, qui est la connaissance du réel.

Le grand hommage que l’on doit aux savants, aux chercheurs, aux techniciens, doit pourtant s’insérer dans une vision globale du réel et dans un souci de la promotion humaine intégrale.

Qu’il soit donc permis, après avoir proclamé la légitime autonomie de la science en tant que corps systématique de vérités scientifiques, tant qu’on ne prétend pas transformer en règles normatives ce qui doit demeurer la simple constatation, toujours plus riche, de ce qui est –qu’il soit permis de rappeler que la science et son domaine, ce sont concrètement les savants et leur domaine.

Le savant est un homme qui doit toujours être fidèle, dans la recherche scientifique, à une éthique professionnelle fondée sur la loyauté et la justice. Quand il procède à des expériences scientifiques sur l’être humain, corps et conscience, il sait qu’il doit respecter des droits qui sont ceux de l’homme par opposition aux objets matériels ou aux êtres doués de vie non humaine.

Ce sont là des normes applicables à tout savant au niveau ordinaire de ses recherches. Mais il s’y ajoute une prise de conscience nouvelle de la communauté des savants, le sens nouveau de la responsabilité et de la science, l’inquiétude généreuse de la coopération au développement. Les savants qui travaillent avec l’UNESCO ont cette préoccupation majeure.

Au plan de la connaissance, il y a des degrés du savoir parce qu’il y a plusieurs domaines du réel. L’immense domaine des réalités scientifiques est un champ du réel qui va s’élargissant sans cesse. Mais il y a aussi un autre réel –auquel on accède par des voies différentes– celui de la qualité, celui des grands sentiments, de l’amour et de l’amitié, celui de la souffrance et de la mort. Il y a le réel supra-humain supraterrestre, auquel s’attachent les philosophies, et plus encore les religions, et qui a, lui aussi, des voies d’accès qui lui sont propres. C’est avec ce domaine de l’humain tout entier, qui fait partie intégrante des éducations et des cultures, qu’il doit y avoie fraternisation, mais non confusion de la science.

Au niveau de l’action, ce n’est plus de la science qu’il s’agit mais de son usage. La technique vient prendre le relais de la science ; mais parce que les hommes sont libres, les réalisations de la technique peuvent déboucher à la fois sur les extraordinaires bienfaits de la civilisation du bien-être (je ne dis pas du bonheur), et sur les méfaits d’un abus des sciences appliquées. Les impératifs moraux viennent alors interférer avec les incidences matérielles et sociales des techniques, s’opposer « à ces pouvoirs dont il est facile d’abuser ».

Ce n’est là qu’un rappel, très sommaire, d’un certain nombre de grands problèmes. Ceux-ci exigent des recherches nuancées et plus précises, auxquelles s’attacheront conjointement les commissions. Nous avons tenu seulement à dire que si la connaissance scientifique est un soubassement de l’évolution des sociétés, elle n’en est pas le seul –et que si elle est une des valeurs indispensables d’un humanisme moderne, elle ne doit pas être au service d’un humanisme qui serait exclusivement scientifique, mais de l’humanisme tout court, au sens plein du terme. Enfin, tout en souhaitant la large diffusion des techniques au profit des pays les moins favorisés, la délégation du Saint-Siège est pleinement d’accord sur le danger du transfert de techniques mal adaptées, imposées au détriment des cultures originales des peuples, et utilisées parfois à des fins de domination.

Pluralisme et solidarité

Troisième thème de réflexion : pluralisme et solidarité mondiale. Après avoir affirmé le principe de l’identité culturelle et le droit à l’appréciation d’autres cultures, le document destiné à servir de base à une planification à moyen terme rappelle que la reconnaissance du pluralisme culturel comme base de coopération internationale fondée sur le respect mutuel et l’égalité des droits entre nations est maintenant devenu un aspect essentiel du programme de l’UNESCO. Ne faut-il pas aller plus loin et parler non seulement de coopération entre les nations, mais de solidarité mondiale, et chercher à promouvoir, comme l’indique le document 18 C/4, « une solidarité intellectuelle et morale de l’humanité » ? Pour dépasser le stade des formules généreuses mais vagues, il es nécessaire d’approfondir, par une réflexion théorique et pratique, les deux notions couplées de pluralisme et de solidarité. Le pluralisme repose sur la distinction et la spécificité de chaque culture ; la solidarité suppose la volonté de reconnaître des éléments communs, des complémentarités, des convergences ; elle suppose une marche vers l’unité dans le respect mutuel, un désir permanent de communication, enfin la conscience d’une commune responsabilité face aux défis de l’avenir. Il importe que l’appel à une solidarité plus authentiquement universelle soit d’ores et déjà entendu. Sinon, la rencontre des cultures risque de ne pas être plus pacifique que celle des intérêts ou d’en rester au stade d’une simple coexistence, alors qu’il nous faut aujourd’hui découvrir ensemble un nouvel humanisme qui transcende, tout en les reconnaissant, les différentes cultures en les ouvrant à la perspective d’une solidarité plus vaste.

« Qualité de vie »

Quatrième thème de réflexion : la qualité de la vie. Nous venons de parler d’une convergence constructive des cultures. Ce terme de convergence est utilisé dans le préambule du document 18 C/4, où il est dit que les quatre zones de problèmes offertes à nos réflexions et à nos efforts, loin d’être hiérarchisées, ont un point de convergence, qui est la notion de qualité de la vie.

L’expression est bien choisie, séduisante et à la mode. Qualité de la vie des personnes – qualité des la vie des peuples – qualité de la vie humaine. Vaste programme ! Mais cette belle idée serait sans doute une fausse idée claire si elle ne couvrait que des ambiguïtés. La route qui va du bien-être au bonheur est difficile à définir en raison de l’originalité des consciences, des libres choix et des destins personnels des individus. L’éducation dont, faute de temps, nous nous réservons de traiter plus longuement au sein des commissions, a pour objet l’épanouissement des personnes et l’engagement fraternel au service des autres. Tout effort éducatif est donc doublement créateur sur le plan de la qualité de la vie. Et, pourvu que cet idéal demeure ouvert aux valeurs spirituelles, temporelles et éternelles, la délégation du Saint-Siège y adhère et en souhaite l’accomplissement le plus noble, le plus large et le plus bienfaisant. Mais cet élargissement du « paysage intérieur » ne saurait diminuer l’importance des valeurs communes à l’humanité et nécessaires à son progrès, celles que tous chérissent et servent de tout leur être, et voient grandir avec joie et espérance.

Conclusion

Ces quelques réflexions fondamentales, nées, Madame la Présidente, de la lecture attentive des documents de la dix-huitième session de notre Conférence générale, ne nous font pas oublier les questions plus précises, et si vastes déjà, qui nous sont soumises, notamment l’orientation du développement, la promotion de la femme, les travailleurs migrants, les progrès de l’indispensable alphabétisation, le développement de l’éducation des adultes, la remarquable contribution à un effort de recherche à l’échelle mondiale que constitue la création de l’Université des Nations Unies. Mais ces questions doivent parfois être envisagées d’un point de vue universel et prospectif, dont nous avons tenu à souligner l’importance. Une perspective d’avenir faisant une large place au spirituel est, à nos yeux, essentielle. Il en va, en effet, du destin et du bonheur de l’homme.

Je vous remercie, Madame la présidente.

Pour consulter les résolutions de la 18e Conférence Générale :
http://unesdoc.unesco.org/images/0011/001140/114040f.pdf